Extrait d'Orthodoxie, de G.K. Chesterton

Chapitre 2 : Le Maniaque, première partie

  Les gens absolument mondains ne sont pas en mesure de comprendre le monde. Dans leurs tentatives pour y parvenir, ils s’appuient entièrement sur quelques maximes cyniques et fausses.

  Je me souviens, une fois, m’être promené avec un éditeur prospère. Celui-ci m’a fait une remarque que j’avais souvent entendue déjà. Il s’agit d’un slogan que la pensée moderne ressasse, comme une sorte d’évidence, que j’ai alors été obligé de subir une fois de plus. À cet instant pourtant, j’ai été frappé par la vacuité de l’énoncé en question. L’éditeur me confiait, au sujet d’une des connaissances de son milieu : — Cet homme réussira : il croit en lui-même. Je me souviens qu’au moment où je levais la tête pour écouter mon interlocuteur discourir, j’ai vu passer un convoi sur lequel était affichée l’inscription de sa destination : Hanwell (c’est le nom de l’asile psychiatrique de la région).

  J’ai alors répliqué à mon compagnon : — Puis-je me permettre de vous indiquer où se trouvent les gens qui croient le plus en eux-mêmes ? Je peux vous dire que je connais des gens qui croient en eux-mêmes plus encore que Napoléon ou que César ne croyaient en eux-mêmes. Je sais où brille l’étoile statique de la certitude et du succès. Je peux vous guider vers le trône du surhomme. Les gens qui croient le plus en eux-mêmes sont tous incarcérés à l’asile psychiatrique.

  Mon camarade m’a calmement répondu qu’il y a beaucoup de bonnes gens qui croyaient en eux-mêmes, mais qui n’étaient pas incarcérés à l’asile pour autant. — Vous avez raison, lui dis-je. Il y a des gens qui croient en eux-mêmes, mais qui ne sont pas incarcérés à l’asile. J’imagine qu’en tant qu’éditeur, plus que tout autres personnes, vous devriez bien les connaître. Le poète ivrogne, de qui vous ne daigneriez pas publier la moindre tragédie : il croyait en lui-même. Le vieux ministre, une épopée entre les mains, de qui vous vous cachiez dans l’arrière-boutique de votre commerce, pour ne pas avoir à discuter de son texte : il croyait en lui-même. Si vous examiniez votre expérience professionnelle, plutôt que votre horrible philosophie individualiste, vous vous rendriez compte que le fait de croire en soi-même est le signe le plus commun que manifestent les sales types. Les mauvais acteurs croient en eux-mêmes, ainsi que les débiteurs qui ne veulent pas rembourser leurs créanciers. Il serait juste d’affirmer, tout au contraire de ce que vous avancez, qu’un homme qui croit en lui-même est voué à l’échec. La confiance absolue en soi-même n’est pas seulement un péché, c’est une inaptitude. Le fait de croire absolument en soi-même relève de l’hystérie et de la superstition. La prophétesse autoproclamée Joanna Southcott croyait en elle-même. La personne qui croit en elle-même affiche, sur son visage, l’inscription de sa destination ruineuse, de manière aussi évidente que celle qui était indiquée sur le convoi de tantôt, qui menait à l’asile.

  Ceci étant dit, l’éditeur m’a produit la question suivante, très profonde et très efficace : — D’accord, mais si une personne ne doit pas croire en elle-même, à quoi doit-elle croire alors ? Après avoir marqué une longue pause, je lui ai répondu : — Je rentre à la maison pour écrire un livre en réponse à cette question. Cher lecteur, vous lisez ce livre en ce moment. Je pense que ce livre peut bel et bien débuter là où notre petit débat a commencé : dans le voisinage de l’asile psychiatrique.

  Les scientifiques modernes se targuent d’honorer la nécessité que requiert leur domaine d’expertise : celle de fonder leurs recherches sur des faits. Les religieux des temps anciens voyaient aussi une nécessité à cela. Ils ont fondé leurs recherches sur le fait du péché : un fait concret, tout autant que ne l’est celui de la pomme de terre. Qu’un homme puisse ou ne puisse pas être lavé de ses péchés par le baptême, cela demeure sujet à discussions. Une chose est certaine : le besoin qu’éprouve cet homme d’être lavé. Pourtant, certains chefs religieux de Londres (je ne parle même pas des philosophes matérialistes), ont tout récemment commencé, non pas seulement à nier les vertus prétendument salutaires, quoique discutables, de l’eau baptismale : ils nient l’indiscutable présence de la saleté que l’eau du baptême vise à nettoyer.

  Certains théologiens modernes contestent la doctrine du péché originel. Ce dogme demeure pourtant le seul aspect de la théologie chrétienne qui peut vraiment être prouvé. Les disciples du révérend R. G. Campbell, en se réclamant de la spiritualité délicate de leur maître à penser, admettent non seulement l’absence du péché en Dieu, une réalité qu’ils sont toutefois incapables d’envisager, même dans leurs rêves, mais ils admettent aussi l’absence du péché en l’être humain, péché qu’ils peuvent néanmoins observer dans la rue. Les saints les plus radicaux, autant que les sceptiques les plus consommés ont fondé leurs arguments sur la prémisse positiviste du mal. S’il est vrai, ce qui l’est assurément, qu’une personne peut éprouver une délectation exquise dans le geste de dépecer un chat, le philosophe de la religion en est réduit à une des deux conclusions suivantes : soit nie-t-il l’existence de Dieu, ce que font les athées, soit affirme-t-il l’état de désunion entre l’être humain et Dieu, ce que font les chrétiens. Il semble que les nouveaux théologiens du jour trouvent rationnel de régler la question du mal en niant le fait que le chat puisse souffrir de son dépeçage. Le cas échéant où le chat n’aurait jamais souffert de cela, toute tentative de porter la conviction du péché à l’universel, ce à partir de quoi les anciens chrétiens ont fondé leurs arguments, devient une tâche impossible. Le fait du péché était néanmoins, d’après eux, ainsi qu’il l’est d’après moi, aussi évident que l’existence d’un bout de bois. C’est ce fait même qui s’est évanoui de la théologie des modernes.

  Quoique les modernes aient nié l’existence du péché, je ne pense pas qu’ils aient encore été en mesure de nier l’existence de l’asile psychiatrique. Nous nous entendons tous pour affirmer la possibilité que la psyché d’un individu puisse s’écrouler, de la même manière qu’une maison peut s’effondrer sur elle-même. L’homme peut bien nier l’existence de l’enfer, mais il n’a pas encore été capable de nier celle de l’asile psychiatrique. Quant-à-moi, je crois que l’hypothèse de l’enfer tient autant debout que ce qui fait tenir les murs de l’asile psychiatrique sur ses fondations.

  Anciennement, toutes pensées et toutes théories étaient jugées en fonction de savoir si elles pouvaient causer la perdition de l’âme d’une personne. La pensée moderne pourrait tout aussi bien être jugée en fonction de savoir si elle peut causer la perte de l’équilibre mental d’une personne. Il est vrai que certains individus parlent de la maladie mentale en lui prêtant, avec une légèreté grotesque, une sorte de charme. Bien entendu, si la maladie a quelque chose de magnifique, on prête toujours cette magnificence à la maladie des autres. Une personne aveugle a quelque chose de pittoresque, certes, mais le sens de la vue est requis pour pouvoir être sensible au caractère pittoresque de son aveuglement. De la même manière, ce qu’il y a de poétique dans l’ensauvagement d’un fou ne peut être soumis qu’à la seule appréciation d’une personne saine d’esprit. Pour le fou, sa folie est assez prosaïque, parce qu’elle constitue son unique réalité. Un homme qui croit qu’il est un poulet est, à ses propres yeux, aussi ordinaire que ne l’est un poulet. Un homme qui croit qu’il est un morceau de verre est, à ses propres yeux, aussi banal que ne l’est un morceau de verre. C’est l’homogénéité de son esprit qui fait sa folie, mais aussi la trivialité de son expérience. C’est seulement parce que nous considérons, de l’extérieur, l’allure saugrenue de ses idées, que nous pouvons nous en amuser. C’est parce que le malade n’en perçoit pas l’allure saugrenue qu’il est placé à l’asile psychiatrique. L’étrangeté ne frappe que les gens normaux. L’étrangeté ne frappe pas les gens étranges. C’est pour cette raison que les gens normaux ont une vie beaucoup plus excitante que les gens étranges, alors que ceux-ci sont toujours en train de se plaindre que leur vie est monotone.

  C’est aussi pour cette raison que les nouveaux romans ne passent pas l’épreuve du temps, mais que les vieux contes de fées dureront pour toujours. Les vieux contes de fées font du protagoniste un être humain normal. Ce sont ses aventures qui sont surprenantes. Elles surprennent le héros, parce que, lui, il est normal. Dans le roman psychologique moderne, le protagoniste n’est pas normal : le centre n’est pas centré, ce qui fait que même ses aventures les plus extravagantes ne transforment pas le héros. Le livre en devient ennuyant. Il est possible de créer une histoire à partir d’un être humain entouré de dragons, mais pas à partir d’un dragon entouré de dragons. Les contes de fées racontent comment une personne saine d’esprit se débrouille dans un monde de fous. Les romans réalistes d’aujourd’hui racontent comment un fou se débrouille dans un monde banal.

  Cher lecteur, veuillez accepter que je reprenne mon propos à partir des parages de l’asile psychiatrique. Je m’attarderai dans cette hôtellerie maudite, tout autant que fantastique, pour poser les jalons du parcours intellectuel que je vous propose dans ce chapitre. Si nous rivons notre regard sur la philosophie de la santé mentale, la première chose à faire est de détruire un lieu commun à son propos. Il y a une notion couramment présupposée qui affirme que l’imagination, tout spécialement l’imagination mystique, représente un danger pour l’intégrité psychique d’une personne. Les poètes sont souvent perçus comme déséquilibrés mentalement. Généralement, il y a cette vague méfiance chez le public non averti, qui confond le laurier qui couronne la tête du poète avec un entonnoir. Les faits historiques entrent en contradiction avec cet amalgame. La plupart des très grands poètes n’étaient pas seulement sains d’esprit, mais aussi extrêmement pragmatiques. En supposant que soit attestée la légende voulant que Shakespeare ait commencé sa carrière en tant que gardien de chevaux, cela voudrait dire qu’il était assez fiable pour garder des chevaux. L’imagination ne produit pas la maladie mentale. Ce qui produit la maladie mentale, c’est la raison. Les poètes ne deviennent pas fous, mais les joueurs d’échecs le deviennent. Les mathématiciens deviennent fous, ainsi que les préposés à la caisse de magasins, mais les artistes ne le deviennent que très rarement.

  Je ne cherche pas à attaquer la logique. Je cherche seulement à dire que le danger que pose la maladie mentale semble émerger de la logique et non de l’imagination. La fécondité artistique est la prérogative des gens sains d’esprit, de la même manière que la santé reproductive d’un couple le rend à même d’engendrer des enfants. À plus forte raison, il vaut la peine de constater que quand un poète s’est avéré malade psychiquement, ce fut habituellement parce qu’une certaine rationalité était encapsulée dans son esprit, qui s’en est, par le fait même, trouvé affaibli. Edgar Allan Poe, par exemple, était vraiment malade psychiquement, non pas du fait de son imagination poétique, mais parce qu’il était particulièrement analytique. Même le jeu d’échecs était trop poétique pour Poe. Il n’aimait pas les échecs parce que ce jeu est jonché de chevaliers et de châteaux, comme dans un poème. Il préférait le jeu de dames, parce que ce jeu ressemble davantage à des points sur un diagramme.

  Peut-être que la preuve la plus éloquente de ce que j’avance, c’est qu’il n’y a qu’un seul grand poète anglais qui est devenu fou : William Cowper. Il est devenu fou à cause de la logique : l’horrible logique extra-terrestre propre à la doctrine protestante de la prédestination. Pour ce qui regarde son cas, la poésie n’était pas la cause de sa maladie, mais son remède. La poésie lui permettait de reprendre ses esprits. Elle lui permettait d’oublier, partiellement du moins, la soif et les rougeurs inextinguibles de l’enfer, où son déterminisme hideux l’entraînait. Il pouvait alors parfois noyer son regard dans la blancheur du lys ou dans la vastitude d’un lac. Il a été damné par le théologien John Calvin. Il a presque trouvé son salut chez John Gilpin, un vendeur de draps, dont il a décrit les exploits dans une comédie relatant comment le drapier a malencontreusement perdu le contrôle de son cheval, ayant décampé à seize kilomètres de sa ville, sans pouvoir s’arrêter.

  En tous lieux, nous pouvons constater que le rêveur ne devient pas fou. Les critiques sont beaucoup plus enclins à la folie que les poètes. Homère était un homme entier et calme. Ce sont ses critiques qui le déchirent en lambeaux absurdes. Shakespeare ne diffère jamais de lui-même. C’est seulement certains de ses critiques qui ont cru avoir découvert qu’il était étranger à ce qu’il était. Même si l’évangéliste Jean a eu des visions de créatures monstrueuses, il n’a jamais vu de créatures aussi monstrueuses que n’en ont vues ceux qui l’ont commenté. Le fait général admet simplement que la poésie est saine, parce qu’elle flotte aisément dans une mer infinie. La raison cherche à traverser la mer infinie, ce faisant, elle la rend finie. Il en résulte un épuisement mental, à la ressemblance de l’épuisement physique qu’a dû essuyer James Hoban, le trop prolifique architecte de la Maison-Blanche américaine.

  L’acceptation de la réalité est un exercice. La compréhension de la réalité met le système nerveux sous haute tension. Le poète ne cherche que l’exaltation et l’expansion de son être : il habite un monde dans lequel il peut s’élargir. Il veut nimber sa tête des cieux. Le logicien veut faire entrer les cieux dans sa tête. Il en résulte que sa tête se scinde en deux. Mon propos peut ne paraître qu’une mince affaire, mais il n’est pas insignifiant pour autant. L’erreur habituelle du diagnostic de l’état mental malsain qui frappe le poète s’appuie sur l’inexactitude frappante d’une formule proverbiale. Nous avons tous entendu des gens citer la célèbre phrase de John Dryden : « Les grands esprits sont de proches alliés de la folie ». Dryden était lui-même un grand esprit et il aurait dû se rendre compte de l’ineptie de cette affirmation. Il est difficile de dénicher, dans l’histoire de la littérature anglaise, un être plus romantique et plus sensible que lui. Ce que Dryden voulait probablement dire, c’est que les gros cerveaux sont souvent de proches alliés de la folie, et cela est exact. C’est la promptitude de l’intellect qui représente, pour l’esprit, une menace d’effondrement. On peut se rappeler de quelle sorte de gens Dryden voulait parler. Il ne parlait pas de visionnaires spirituels tels que Vaughn ou George Herbert. Il voulait parler d’hommes du monde, cyniques, sceptiques ; de diplomates, de grands hommes politiques. Ces personnes sont de proches alliés de la folie, en effet. Le calcul de leur performance cérébrale, et l’anticipation de celle des autres sont des occupations dangereuses. C’est toujours périlleux pour l’esprit de considérer l’esprit. Une personne folle s’est interrogée sur l’expression : fou comme un chapelier. Une personne encore plus folle pourrait lui expliquer qu’un chapelier est fou parce qu’il doit mesurer la circonférence de la tête des gens. Si les grands raisonneurs s’avèrent souvent maniaques, il est juste d’affirmer que les vrais maniaques sont communément de grands raisonneurs.

  Quand j’ai eu maille à partir avec le journal Le Clairon, dans une dispute au sujet du libre arbitre, monsieur Arby Suthers, écrivain compétent, a cru bon d’ajouter au débat que le libre arbitre était une folle théorie parce qu’elle implique une action sans cause, et seules les actions d’un fou seraient sans cause. Quant à moi, je ne me situe pas dans le giron désastreux de cette logique déterministe. Évidemment, si quelques actions, y compris celles d’un fou, peuvent être sans cause, il en est fait de la théorie déterministe, car si la chaîne causale des événements peut être rompue par un fou, elle peut aussi être rompue par une personne saine d’esprit. Je cherche à rendre compte d’une réalité plus pratique. C’était peut-être naturel pour Arby Suthers, un marxiste socialiste moderne, qu’il ne sache rien à propos du libre arbitre, mais c’est tout à fait remarquable qu’il ne sache rien à propos de la folie. De toute évidence, Suthers n’y connaît rien.

  La dernière chose qu’il est possible d’affirmer à propos du fou, c’est que ses actions soient sans cause. Si quelques actions posées par un être humain peuvent être sans cause, ce sont les actes mineurs d’une personne saine d’esprit. Siffler en marchant, faucher le gazon avec un bâton, claquer des talons, se frotter les mains ; c’est l’homme heureux qui s’adonne à ces activités inutiles. L’homme malade n’est pas assez fort pour être oisif. C’est exactement ce type d’action nonchalante et sans cause que le fou ne pourrait jamais comprendre, car généralement, le fou, en bon déterministe, perçoit, en tous lieux, trop de liens de causalité. Le fou pourrait lire une signification conspirationniste dans ces activités vides de sens. Il pourrait penser que le fauchage du gazon avec la canne constituait une atteinte à la propriété privée. Il pourrait penser que le claquement de talons était un signal à l’adresse d’un malfaiteur complice. Si le fou pouvait, pour un instant, devenir nonchalant, il pourrait devenir sain. Quiconque a eu la malchance de parler à des gens atteints de troubles mentaux, qu’ils soient à la limite de la folie ou constitutivement aliénée, sait que leur caractéristique la plus sinistre est une horrible clarté de détails : la mise en relation d’un élément avec un autre, dans une cartographie plus élaborée que celle d’un labyrinthe.

  Si vous vous risquez à argumenter avec un fou, c’est très probable que vous en éprouviez le côté le plus sombre. L’esprit du fou s’active de la manière la plus véloce, car il ne laisse aucune place à une quelconque hésitation, qui viendrait de la faculté d’exercer un jugement éclairé. Son esprit ne s’entrave d’aucun sens de l’humour, ni d’aucune charité, ni de la simplicité de son expérience. Le fou est d’autant plus logique, qu’il en perd ses affects les plus sains. En effet, le lieu commun prononcé sur l’aliénation mentale, à cet égard, est trompeur. Le fou n’est pas celui qui a perdu la raison, c’est celui qui a tout perdu, sauf la raison. L’explication du fou est toujours exhaustive, et souvent, sur le plan de la raison pure, entièrement satisfaisante. À proprement parler, l’explication que fournit le fou, si elle n’est pas concluante, à tout le moins, ne souffre aucune remise en question.

  Cela est spécialement observable dans les deux ou trois types de folie les plus courants. Si quelqu’un s’imagine, par exemple, que le tout le monde conspire contre lui, il est impossible de réfuter cette conviction, sauf en argumentant que tous nient pourtant le fait de cette conspiration, ce que de vrais conspirateurs diraient pour se défendre de l’accusation de conspirer. L’explication du fou épuise la réalité autant que celle de ceux qui se risquent à la remettre en question. Si un homme affirme qu’il est le roi légitime de l’Angleterre, la réponse qui cherche à le convaincre du contraire, à savoir que les autorités en place le considèrent comme un fou, ne peut pas être convaincante pour l’aliéné, car si cet homme était vraiment le roi d’Angleterre, le recours le plus prudent des autorités illégitimes en place serait de le traiter de fou. Si un homme affirme qu’il est Jésus Christ, il serait vain de lui répondre que le monde ne reconnaît pas sa divinité, car le monde n’a effectivement pas reconnu la divinité de Jésus Christ. Quoi qu’il en soit, il aurait tort, mais nous aurions de la difficulté à lui faire prendre conscience de son erreur en des termes exacts.

  Aussi loin puissions-nous aller pour exprimer à un fou nos doutes sur ce qu’il s’imagine de lui-même, nous pourrions essayer de lui montrer que si son esprit se meut dans un cercle parfait, ce cercle est étroit. Un petit cercle tourne à l’infini tout autant qu’un grand cercle, mais ces deux infinis ne sont pas aussi vastes l’un que l’autre. L’explication du fou est tout aussi complète que l’explication de la personne saine d’esprit, mais elle n’est pas aussi vaste. Une balle de fusil est tout aussi arrondie que ne l'est le monde, mais elle ne ressemble pas au monde. Il est une telle chose qu’une universalité étroite. Il est une telle chose qu’une éternité petite et coincée. Il est possible d’en considérer la conception dans beaucoup de religions modernes. De manière empirique, nous pouvons affirmer que la marque de l’aliénation mentale la plus éloquente combine une logique irréfutable et une contraction spirituelle. La théorie du fou explique un vaste nombre de choses, mais il ne les explique pas avec vastitude. Si, vous ou moi, nous nous risquions à entrer en contact avec un esprit maladif, nous devrions d’abord et avant tout le mettre au grand air, plutôt que lui servir des arguments. Nous devrions essayer de le convaincre qu’il y a quelque chose de plus sain et de plus frais hors de la suffocation d’un argument unique.

  Prenons d’abord le premier type de folie en exemple, celui d’un homme qui accuse tout le monde de conspirer contre lui. Si nous pouvions exprimer nos plus profonds sentiments de protestation pour en appeler contre son obsession, je suppose que nous devrions dire quelque chose comme ce qui suit : — Oh j’admets que vous avez vos raisons, et qu’elles vous tiennent à cœur ; beaucoup de vos éléments de preuves s’emboîtent les unes dans les autres à la perfection. J’admets que vos explications sont très convaincantes, mais elles omettent certaines variables. N’y a-t-il pas d’autres récits dans le monde que le vôtre ? Croyez-vous que tous les hommes s’occupent de vos affaires ? Supposons que nous vous accordions certains points de détails. Peut-être, en effet, que c’était par ruse que tel homme de la rue n’a pas semblé avoir remarqué votre présence. Peut-être que tel policier vous a demandé votre nom, seulement parce qu’il le connaissait déjà. Ne seriez-vous pas plus heureux si seulement vous saviez que vous n’intéressez personne ? Combien plus vaste serait votre espace vital, si vous-même deveniez plus petit par rapport à lui ; si vous pouviez regarder une autre personne avec plaisir et curiosité ; si vous pouviez les voir marcher tels qu’ils sont, dans leur égoïsme solaire et leur indifférence virile ? Vous commenceriez à vous intéresser à eux, parce qu’ils ne s’intéressent pas à vous. Vous transcenderiez la façade de votre petit théâtre, dans lequel votre mesquine intrigue se joue continuellement. Vous vous trouveriez sous un ciel plus libre, dans une rue remplie d’étrangers splendides.

  Prenons ensuite le deuxième type de folie en exemple, celui d’un homme qui se réclame de la couronne d’Angleterre. Un bon réflexe serait de lui répondre : — Très bien, peut-être que vous savez que vous êtes le roi d’Angleterre, mais pourquoi est-ce si important pour vous ? Faites un seul effort magnifique et vous seriez un être humain, vous pourrez ainsi regarder de haut tous les rois de la terre.

  Prenons enfin le troisième type de folie en exemple, celui d’un homme qui se prend pour le Christ. Si nous lui faisions part de nos impressions, nous pourrions lui dire : — Vous êtes donc le créateur et le rédempteur du monde, mais quel petit monde, quels petits cieux devez-vous habiter, avec des anges pas plus gros que des papillons ? Que ça doit être triste que d’être Dieu, et un Dieu aussi insuffisant que vous ne l’êtes. N’y a-t-il pas de vie plus pleine et d’amour plus merveilleux que les vôtres ? Est-ce vraiment en votre petite et pénible compassion que toute chair doit porter sa foi ? Combien vous trouveriez plus de bonheur, combien vous pourriez davantage vous percevoir tel que vous l’êtes, si le marteau d’un Dieu plus grand que vous pouvait détruire votre petit cosmos, en en dispersant les étoiles comme de la paillette, et en vous laissant au grand air, ouvert et libérateur ? Vous pourriez regarder en haut ou en bas, comme les autres hommes.

  Rappelons-nous que la science la plus purement pratique adopte le même point de vue que le nôtre sur la maladie mentale. Elle ne cherche pas à argumenter avec la maladie, mais à la conjurer comme un sort. Ni la science moderne ni l’ancienne religion ne croient à une telle chose que la pensée complètement libre. La théologie réprimande certaines pensées en les taxant de blasphématrices, alors que la science réprimande d’autres pensées en les taxant de morbides. Par exemple, certaines sociétés religieuses cherchent plus ou moins à détourner l’homme de penser à la sexualité. La nouvelle société scientifique cherche résolument à détourner l’homme de penser à la mort. La mort est une réalité, mais la science la considère comme une réalité morbide. Dans sa négociation avec les gens dont la morbidité est teintée de manie, la science moderne s’occupe encore moins de logique pure qu’un derviche ne le fait pendant qu’il tourne sur lui-même. Dans ce cas précis, il n’est pas suffisant qu’une personne malheureuse désire la vérité, il doit désirer la santé. Rien ne peut le guérir qu’une faim aveugle pour la normalité, comme celle d’un bestiau.

  Un homme ne peut pas se tirer de la maladie mentale par la pensée, car c’est l’organe de la pensée qui est atteint et ingouvernable, comme s’il était devenu indépendant du reste de sa personne. Cet homme peut seulement être guéri par sa volonté ou par la foi. Au moment où sa simple raison se meut dans son vieux gâtisme circulaire, elle fera le tour de son cercle logique, de la même manière qu’une personne au centre d’un véhicule public de troisième classe tournera sur lui-même jusqu’à ce qu’il en sorte avec une volonté vigoureuse ; l’acte mystique de sortir dans la rue.

  Ce qui est décisif, c’est qu’une porte se referme pour toujours. Tout remède en est un en désespoir de cause. Toute guérison est miraculeuse. Guérir une personne de sa folie exclut l’argumentation philosophique, c’est l’exorciser d’un démon. Quand bien même les docteurs et les psychologues se rendent à leur travail avec une attitude de tranquillité, cette attitude est profondément intolérante ; aussi intolérante que celle de la reine d’Angleterre Marie la Sanglante. La position que les médecins soutiennent, c’est que si le fou veut recommencer à vivre, il doit arrêter de penser. Leur prescription en est une d’amputation intellectuelle : car si votre tête est pour vous une occasion de chute, coupez-la et jetez-la au loin, car il vaudrait mieux non seulement entrer au royaume de Dieu comme un enfant, mais d’y rentrer comme un imbécile, plutôt que d’essayer de s’y efforcer par l’intellect, et d’être jeté dans le feu éternel, ou à l’hôpital psychiatrique Hanwell.